Com & Web 2.0

Interview – El Watan : la bonne publicité n’est jamais une question de moyens matériels

Le spécialiste de la communication publicitaire, Mohamed Cherif Amokrane aborde, dans cet entretien, la question du marché de la communication publicitaire. Il souligne les tares et lacunes de cette discipline en Algérie qui manque à la fois de moyens, de compétences et de stratégie. Revenant sur le phénomène des «influenceurs», l’auteur avertit que «si les marques continuent à sponsoriser indirectement le mode de vie destructeur que l’on promeut aujourd’hui, il y a de quoi s’inquiéter pour notre jeunesse et notre pays».

Quel regard portez-vous sur le marché de la communication publicitaire en Algérie ?

C’est un sujet que j’ai abordé plusieurs fois et malheureusement, mon constat n’évolue pas beaucoup à travers les années. Nous nous occupons encore trop souvent de la forme et de l’exécution de la publicité, un volet où l’Algérie a beaucoup progressé, mais nous maitrisons mal la stratégie. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.  Mauvaise parce que les budgets publicitaires sont souvent gaspillés. Ils n’apportent pas assez de valeur ajoutée aux efforts stratégiques des organisations.  Bonne nouvelle parce la progression déjà réalisée était la plus dure.

Pour illustrer cela, il y a un phénomène qui m’a interpellé. C’est le fait que des jeunes fraichement diplômés ou encore à l’université, puissent concurrencer et parfois occulter des agences anciennes de 20 ans. Parfois c’est dû à l’innovation et c’est normal. Mais souvent c’est dû à la superficialité des agences qui ne font que suivre la tendance générale sans réflexion stratégique. Et dire que ces agences là ont reçu des budgets conséquents durant l’opulence financière, pour gérer ce genre d’enjeux… mais comme dit l’adage arabe «on ne peut donner ce qu’on ne possède pas ».

Il y a autre chose à souligner du côté de l’annonceur. En fait, il est responsable au moins de deux faits. D’abord, lui-même ne planifie pas en interne et n’a pas de vision stratégique. Cela provoque, entre autres, beaucoup d’improvisation et d’incohérences. L’agence de publicité se trouve alors sous pression et n’a jamais le temps d’une réflexion stratégique même si elle peut en avoir les compétences. L’autre responsabilité de l’annonceur c’est d’évaluer le prestataire et la prestation sur une base de performance. Tant que ça ne se fera pas, la situation ne changera pas vraiment.

Avons-nous les outils (formation et moyens matériels) qu’il faut pour faire de la vraie communication publicitaire ? Où en sommes-nous par rapport à la tendance mondiale ?   

Ce qu’il faut comprendre, c’est que la bonne publicité n’est jamais une question de moyens matériels, car le rôle du vrai stratège est de faire avec les moyens disponibles. Le budget publicitaire c’est comme les graines : si vous en semez beaucoup, vous récolterez beaucoup. Si vous en semez peu, la moisson correspondra, mais dans tous les cas vous devez être efficace pour exploiter les moyens disponibles. Et de toute manière les budgets gaspillés sur le marché algérien le sont par manque de compétence et de suivi. Pour ce qui est des formations, et là j’en parle au sens large qui inclut l’université et la formation professionnelle, il y a beaucoup de progrès à faire à la fois sur les programmes et sur la connexion avec le marché. La formation et le marché doivent s’élever mutuellement. Cela-dit, les individus qui se prennent en charge et qui se mettent dans la dynamique vertueuse de l’apprentissage continu peuvent très bien réussir.

Par rapport à ce qui se fait dans le monde, notre marché reste limité en matière de budgets. C’est la compétence qui fait augmenter un marché. Plus la communication fait ses preuves et offre un avantage à celui qui y recourt, plus ses budgets augmenteront. La publicité et la communication en général doivent s’imposer en prouvant leur efficacité, ce qui passe par l’évaluation bien sûr.

Que pensez-vous du phénomène des influenceurs en tant qu’« outil » de promotion utilisé par différentes marques et agences ?  

Justement le problème vient du fait qu’on les considère comme des « outils de promotion » et non des porte-parole, voire des partenaires. En tant que partenaires on les choisirait minutieusement en étudiant leurs profils et en définissant les règles que chaque partie doit respecter pour faire du chemin ensemble. Mais puisque les marques les considèrent comme des « outils » elles privilégient des actions ponctuelles et purement tactiques. Vous savez, la publicité est le principal levier pour construire l’image de marque, si le budget publicitaire est déplacé vers des actions d’influence comme ils disent, comment ces marques vont-elles se renforcer ? Cela est impossible avec la plupart des influenceurs. Par exemple, ils consomment leur potentiel en s’affichant avec tout le monde, l’essentiel pour eux étant l’argent. En plus, si vous observez comment les médias et la société réagissent aux opérations de promotion avec les influenceurs, l’accent est rarement mis sur la marque mais sur l’influenceur lui-même ; « il ou elle a rassemblé tel nombre de personnes », « il ou elle a acheté telle voiture » etc. Cela s’appelle de la vampirisation publicitaire. Ces opérations servent plus à augmenter la visibilité de l’influenceur que celle de la marque, mais c’est la marque qui paye.  Ainsi, le jeune qui regarde, va se dire « il est génial il faut que je lui ressemble pour gagner autant que lui » au lieu de « cette marque à l’air géniale je vais l’adopter ». Même les médias font cette erreur. Pour avoir une audience ponctuelle, ils renforcent la notoriété de gens qui les concurrencent sur les budgets publicitaires !

Ces influenceurs ont souvent une crédibilité « douteuse » mais les boites de communication leur font appel. N’est-ce pas porter préjudice aux marques qu’elles sont censées promouvoir ?  

On revient encore à l’absence de profondeur stratégique. Quand on raisonne tactiquement, on peut facilement se satisfaire d’une augmentation ponctuelle du nombre de clics, de consultations ou même de ventes. C’est pratique parce que ça permet de justifier les dépenses de manière concrète et sans effort d’évaluation. Mais sur la dimension stratégique, des budgets sont dépensés sans construire l’image de marque, c’est un manque à gagner. L’image de marque est un atout durable qui permet de vendre plus cher et plus longtemps et qui permet de résister aux nouveaux concurrents voire aux crises conjoncturelles. En plus du manque à gagner, il y a tout ce qu’on peut perdre à cause de la crédibilité douteuse de certains influenceurs comme vous le dites. Les marques devraient se poser une question simple, est-il raisonnable de s’affaiblir durablement pour gagner ponctuellement ?

A votre avis qui construira des atouts durables, l’organisation dont la porte-parole est une championne des jeux paralympiques ou l’organisation qui signe avec une personne qui doit sa notoriété à son extravagance ? Et puis ces marques qui se disent socialement responsables, doivent être très attentives à l’impact qu’elles provoquent dans la société. Nous nous plaignions du fait que l’argent était devenu le critère de réussite dominant, mais ce qui est promu en ce moment est pire. C’est l’argent sans travail et sans effort, ce qui est une vraie calamité pour la jeunesse de notre pays.

Pensez-vous que ce phénomène est juste un effet de mode qui s’estampera avec le temps, ou faudra-t-il au contraire compter avec cette nouvelle forme de communication pour longtemps?

Au sens sociologique, il y aura toujours des influenceurs car il y en a toujours eu. Mais leur rôle changera selon l’évolution sociale et technologique. Si l’on regarde quelques années en arrière, il y avait des influenceurs qui fournissaient des efforts et qui rendaient un contenu de qualité professionnelle, je pense notamment à Chemsou DZ Djoker et Anes Tina, on peut évidemment être d’accord ou pas avec leurs idées, mais l’effort qu’ils fournissaient constituait une barrière à l’entrée. Les influenceurs d’aujourd’hui, majoritairement, fournissent peu d’efforts et offrent des contenus de piètre qualité et souvent sans la moindre éthique.

Les influenceurs de demain seront ceux que les marques décideront de promouvoir et de payer. Il ne faut pas se mentir, la plupart d’entre eux ne sont motivés que par l’argent, si les marques exigent un minimum d’éthique et de dignité, une nouvelle tendance s’en suivra. Par contre, si les marques continuent à sponsoriser indirectement le mode de vie destructeur que l’on promeut aujourd’hui, il y a de quoi s’inquiéter pour notre jeunesse et notre pays.

Sur un autre plan, je pense que les marques, du moins les plus avisées, finiront bien par prendre conscience qu’elles font fausse route du point de vue stratégique. Elles feront appel à des influenceurs mais dans une vision à long terme, bénéfique pour elles et pour la société.

Pour finir, j’ai envie de dire aux marques algériennes « dis-moi qui tu finances je te dis qui tu es !»

 

Publication initiale sur El Watan