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Planifier dans l’incertitude : éclairages des neurosciences. Entretien avec Jacques Fradin

Neurosciences et stratégie

Notre monde a connu de grands changements sous l’effet de facteurs sociaux et technologiques. La planification stratégique s’en trouve bouleversée à cause d’un environnement qui bouge plus rapidement, en affectant plus d’entités et en complexifiant les interactions. Dans le but d’explorer les solutions qui s’offrent aux stratèges, nous avons questionné (par téléphone) le docteur Jacques Fradin, l’initiateur de l’Approche Neurocognitive et comportementale.

Mohamed Cherif Amokrane : Dans notre monde de plus en plus incertain, que peuvent apporter les neurosciences à celui qui doit planifier ?

Jacques Fradin : Je pense que c’est justement un des domaines dans lequel l’apport est particulièrement important. Malgré la complexité du sujet et les progrès qui restent certainement à atteindre, ce qui nous parait clair à l’heure actuelle, c’est que le cerveau sait être productif et même se servir de l’incertitude pour évoluer, pour innover pour créer et pour remettre en cause les modèles et les faire évoluer.  En même temps, il sait faire face aux incertitudes qui viennent de l’extérieur, des autres et de tout ce qui peut survenir. En fait, nous savons bien le faire, notre cerveau est parfaitement adapté à cela, mais nous ne sommes pas toujours dans la ou les attitudes favorables à ce fonctionnement.

On s’est longtemps posé la question, dans les sciences de la psychologie et les sciences dites cognitives : pourquoi dans certains cas sommes-nous créatifs, pour ne pas dire « géniaux », nous inventons vraiment des solutions, et c’est nous-mêmes qui faisons évoluer le monde – aujourd’hui si le monde est instable, c’est d’abord parce que nous sommes collectivement créatifs- et pourquoi à d’autres moments nous résistons à ce même changement, que ce soit à l’intérieur de la société ou même à l’intérieur de notre propre psychologie ? Nous savons par exemple, que le stress est largement lié à des flottements, si je peux dire, que nous avons à l’intérieur de nous-mêmes, entre des moments où nous sommes curieux du changement et des moments où nous sommes anxieux du changement. Les neurosciences apportent des réponses, notamment à travers ce qu’on appelle les réseaux neuronaux. Les études, comme celle de Posner et son équipe, ont démontré que notre cerveau bascule entre deux modes mentaux en mobilisant des circuits neuronaux différents. Soit nous sommes dans l’exploration, la recherche de l’inconnu dans le connu : comment remettre en cause les perceptions. Soit nous sommes dans la routine, la recherche du connu dans l’inconnu : s’accrocher à ses connaissances antérieures.

MCA : Ce choix de basculer entre les modes mentaux est-il conscient ?

JF : Il peut être inconscient, mais dans une large mesure, ce choix est d’abord conscient. Autrement dit, il y a contrairement à ce qu’on imaginait avant, une participation consciente volontaire, pour ne pas dire intentionnelle. C’est peut-être le terme que je retiendrai : c’est la notion d’intention ou d’attitude qui prévaut à la mobilisation des réseaux neuronaux pertinents. En tout cas, c’est mon interprétation. Je travaille beaucoup dans cette direction depuis une vingtaine d’années, avec beaucoup d’éléments qui sont probants.

Contrairement à ce qu’on imaginait, notre cerveau ne fait pas « sa cuisine » en cachette pour livrer les résultats finaux, il y a une espèce de dialogue entre des structures qui sont au cœur de notre conscience, dans le cortex préfrontal qui est souvent très impliqué dans les prises de décisions. C’est cette participation consciente – évidemment il y a beaucoup de processus inconscients dans le processus – qui va nous orienter sur l’exploration de ce qui est dérangeant ou motivant, parce qu’on a envie de faire du neuf ; ou à l’inverse de plutôt se raccrocher sur des données connues, rassurantes ou des valeurs auxquelles on adhère, etc. D’un côté, c’est un peu dommage car c’est ce qui nous rend un peu fragile face à certaines rigidités culturelles. De l’autre, si on comprend tout l’intérêt qu’il y a dans ces connaissances-là, on disposerait de leviers pour faire fonctionner le cerveau. Ces leviers auraient été inaccessibles si les mécanismes de bascule avaient été plus complexes et inconscients.

Les bons managers savent créer des états d’esprits qui embarquent tout le monde. Ce n’est pas qu’ils embarquent pour la motivation, ça on peut le comprendre assez aisément, mais ce que montrent les travaux récents, c’est que non seulement ça crée de la motivation mais ça mobilise des capacités et des aptitudes. Redit autrement : si on ne mobilise pas les bons circuits, on n’a pas les bonnes ressources. Donc, faire naitre le désir n’est pas seulement quelque chose de motivationnel, c’est que ça mobilise les aptitudes. J’aime à dire que les attitudes préparent les aptitudes.

MCA : Apparemment cette faculté de basculer est naturelle chez l’être humain, mais quand on est stratège est-il nécessaire de la maitriser un petit peu plus ?                                   

JF : Oui exactement. Je dirais que pour tout le monde c’est une connaissance utile, mais je pense que pour certains métiers ou certaines situations, ça deviendrait presque une compétence nécessaire qu’on devrait logiquement, vu l’évolution des connaissances, mettre au programme des grandes écoles, notamment pour ceux qui ont des décisions complexes à prendre que ce soit les pilotes d’avions, les chirurgiens ou les décideurs économiques, politiques ou d’autres…et les pédagogues. Il y a de plus en plus de métiers où ces connaissances seraient utiles aujourd’hui.

MCA : Puisque vous proposez que cela soit enseigné c’est donc une faculté qu’on peut apprendre ou améliorer ?

JF : Exactement. Cela peut se faire d’une manière relativement simple. Sur les plans de la science, de la biologie et du comportement, nous savons que nous sommes dotés de la capacité d’agir sur notre cerveau. Ce que nous ignorons, ce sont les modes d’emploi ! Mais au fur et à mesure qu’on comprend comment ça fonctionne, on s’aperçoit que notre cerveau est dans une certaine mesure apte à pouvoir s’autogérer. C’est probablement pourquoi une partie d’entre nous garde son sang-froid même dans les pires circonstances, alors que ça ne parait pas complétement évident à d’autres. On pourrait croire au départ, que ce sont des différences de dispositions, voire de culture ou d’apprentissage précoce. On peut penser aujourd’hui, que c’est moins la connaissance et encore moins la structure du cerveau qui nous différencie, mais bien plus simplement la connaissance de soi.

Cette connaissance de nos réactions et de la gestion de notre émotionnel et de nos relations, on l’explique plus aujourd’hui par la connaissance sur le cerveau que par le simple empirisme. Ça nous permet de sortir, en partie, du sujet un peu émotionnel de la culture et de ses facettes… dans un monde de plus en plus multiple, l’avantage des connaissances sur le cerveau c’est que ça dépassionne le sujet et que ça rend plus accessible à tout le monde des connaissances utiles, alors qu’autrement elles sont souvent colorées par des aspects culturels qui sont parfois moins universels.

MCA : Y a-t-il des différences générationnelles quant à la prégnance d’un mode mental sur l’autre ?

JF : Forcément qu’avec le temps on est tenté de devenir routinier. Mais, c’est un peu simple de dire ça. En fait, on s’aperçoit que ça dépend des sujets. Concernant l’écologie par exemple, on voit beaucoup d’articles et de commentaires sur le fait que la jeunesse est plus ouverte à l’écologie que les générations un peu plus âgées.  C’est peut-être vrai sur le plan psychologique et de la curiosité, mais par exemple une étude réalisée en France par l’ADEM (agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie), démontre que les jeunes adoptent beaucoup moins de comportements de recyclage ou de prévention, que leurs ainés. Je préférerais dire que chaque époque, chaque culture, chaque génération, a des sujets de curiosité qui sont l’objet d’attention et qui peuvent créer des tendances.

Nous sommes tous, quel que soit notre âge, sensibles ou curieux, ouverts et évolutifs dans certains domaines, et peut être moins sensibles voire résistants sur d’autres sujets. Je pense plutôt que les mélanges de cultures – quand il ne devient pas conflictuel – est un grand facteur d’ouverture, chaque fois que les échanges sont constructifs. La connaissance de soi et celle des modes mentaux, peut radicalement changer les processus de résistance et de conflit. La résistance est souvent une appréhension émotionnelle avec un désagrément pour ne pas dire une peur. On constate qu’avec le changement de modes mentaux, ce qui est désagréable peut devenir stimulant.

MCA : Est-ce que notre ère, marquée d’incertitude, nous oblige de faire davantage confiance à l’intuition ?

JF : Oui assurément. On a longtemps cru que l’intuition dans le domaine professionnel, ce n’est pas professionnel, que c’était une attitude primitive qui consiste à faire des collages sur la base de nos expériences et sans rationalité. En fait, il n’y a pas qu’une intuition, comme il n’y a pas qu’une émotion. Il y a beaucoup de formes d’intuitions, autrement dit de mécanismes cognitifs inconscients, si on peut dire, et que l’intuition peut être intelligente si elle ne l’est pas toujours. Donc après, il faut apprendre à identifier ses intuitions comme à identifier ses émotions, et quand on commence à mieux identifier les intuitions un peu comme un musicien qui fait la différence entre les gammes de musique, on apprend à identifier l’émotion et l’intuition intelligente, qui est une compétence adaptative du cerveau.

Autant la bascule entre les modes mentaux est consciente, autant le fonctionnement de la plupart des réseaux neuronaux est largement inconscient : quand vous courez pour rattraper une personne, vous vous occupez de votre intention mais vous ne vous occupez pas beaucoup de ce que font vos pieds et vos bras. Votre attention principale est destinée sur l’intention et votre cerveau s’occupe de réaliser l’action. Dans une large mesure, l’intuition est une des caractéristiques de notre cerveau, qui pour l’essentiel est inconsciente, mais très consciente dans l’intention. Autrement dit, dans les processus qu’on fait pour diriger l’action aussi bien au niveau de l’attitude et de l’état d’esprit qu’au niveau de la cible : qu’est-ce qu’on vise ? Tous les grands éléments d’orientation – qui ressemblent un peu à ce qui arrive à un voyageur perdu dans le désert qui se demande d’où il vient ? Où il va ? Dans quelle intention ? – Sont des processus où la conscience est importante. Cependant, l’intuition n’est pas toujours intelligente il faut se méfier de ses intuitions comme du reste. Il faut les analyser et les mettre à l’épreuve des faits. Mais les intuitions sont des formes majeures de la créativité du cerveau.

MCA : Mais dans tous les cas l’intuition va s’appuyer sur nos connaissances et nos expériences ?

JF : Oui tout à fait. L’intuition intelligente comme l’intuition émotionnelle, s’appuient sur notre expérience. Autrement dit, elle ne sort pas du néant ni du hasard, elle sort de toute la richesse de notre travail mental. Dans une certaine mesure, on sait par exemple aujourd’hui, que le cortex préfrontal sert plus à trier les informations qui émergent de cette masse énorme d’activité neuronale. Donc, si on inhibe trop ce processus là – parce qu’on veut empêcher les approximations et les erreurs – on stérilise littéralement la productivité du cerveau. Il est alors normal de faire le tri à la sortie, mais il n’est pas recommandé de verrouiller au départ. Par exemple quand on fait du piano il faut faire émerger de façon foisonnante et c’est par la suite qu’on trie et qu’on améliore. Je pense que le processus de créativité est un processus qui mélange constamment la prise de risque, le feedback et l’amélioration des processus. Donc, encore une fois, les gens qui veulent développer la créativité et l’adaptation dans un monde mouvant, doivent chercher la connaissance de soi. Je pense au sportif du hors-piste (skieur) qui fait en permanence un mélange de prise de risque et de correction. Il ne faut pas faire n’importe quoi, mais d’un autre côté si on n’apprend pas à tomber quand on est enfant, on n’apprend pas à marcher.