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Interview : «Les autorités ont commis plusieurs erreurs dans la crise liée au choléra»

Expert en communication corporate et auteur d’un article* sur la nouvelle approche qui s’applique aux stratégies de communication de crise auprès de l’Observatoire International des crises (novembre 2017), Mohamed-Chérif Amokrane relève ici les défaillances en matière de communication dans la gestion de la crise liée à l’épidémie de choléra. Il pointe aussi du doigt les négligences au niveau de la communication au sein des institutions algériennes, publiques et privées.

– Le gouvernement a été sévèrement critiqué pour sa communication chaotique au sujet de l’épidémie de choléra. Y a-t-il, selon vous, une défaillance en la matière face à cette grave crise sanitaire ?

La première chose qu’on peut reprocher au gouvernement et spécifiquement au ministère de la Santé, c’est le silence. Plus de deux semaines sont passées entre le premier cas suspect et la première annonce.

M. Harrat, le DG de l’Institut Pasteur ainsi que M. Fourar, le DG de la prévention au ministère de la Santé sont venus nous annoncer lors de la conférence de presse du 23 août, 41 cas avérés de choléra. Comme ça, d’un seul coup. J’ai lu sur un média électronique que le ministère de la Santé avait eu l’information bien avant. Vrai ou faux ? Je ne sais pas. Mais comment ne pas douter lorsque M. Harrat nous dit, dans sa conférence de presse, que la confirmation par des analyses prend 24h dans le cas où il y a suffisamment de bactéries dans les selles, et 4 à 5 jours dans les cas plus compliqués ? Durant cette même conférence de presse il y a eu, à mon avis, trois autres erreurs importantes commises par M. Harrat.

Si j’insiste sur la conférence de presse, c’est parce que le luxe de se positionner dès le départ comme source fiable et crédible d’information n’est pas offert dans toutes les crises. Souvent, les organisations se retrouvent dans la tourmente sans pouvoir orienter la tendance des débats.

Je disais donc qu’il y a eu trois erreurs : la première a été de dire que l’annonce de la vérité relève du courage. La deuxième a été de comparer l’Algérie au Yémen, au Niger et au Tchad. Pourquoi ces deux erreurs ont-elles eu un énorme impact ? C’est à cause de leur caractère anecdotique et donc leur fort potentiel viral, au sens digital bien sûr. Ce potentiel a vite été confirmé puisque les deux déclarations ont fait le tour du web algérien.La crise était positionnée vis-à-vis de l’opinion publique !

La troisième erreur a été de déclarer qu’une cellule de crise avait été installée antérieurement à la conférence de presse. L’activation de cette cellule au ministère de la Santé est un acte de communication, c’est un aveu que nous sommes en situation de crise. Je dois dire qu’il y a eu des choses correctes qui ont été dites durant la conférence, mais ce que le public a vu, c’est surtout les erreurs que j’ai évoquées. La conférence de presse a augmenté la pression autour du ministère de la Santé et a atteint le ministre. Sur insistance d’un journaliste, il s’est trouvé obligé d’avancer un délai quant à l’éradication de l’épidémie. Il n’aurait jamais dû le faire.

L’autre fait qui a affaibli la position du ministère de la Santé, c’est la confusion induite par différentes déclarations, pas seulement du ministère de la Santé, mais également de certains responsables locaux. Je pense évidemment aux chiffres et aux déclarations sur la source de l’épidémie.

Les autres ministères concernés par cette crise, certes dans une moindre mesure, n’ont pas été d’un grand soutien au ministère de la Santé. Sauf peut-être le ministère des Ressources en eau qui, en communiquant, a écarté la piste des fruits et légumes. Il a contribué à concentrer les débats sur la qualité de l’eau. Et quand une représentante de l’entreprise Seaal s’est rendue sur un plateau TV, on ne lui avait pas clairement expliqué les enjeux de la communication : non seulement elle a abusé de termes techniques, une attitude à bannir en situation de crise, mais en plus elle a répondu à une question sur les mesures prises, par le fait que son entreprise ait augmenté le taux de chlore dans l’eau ! Quand on affirme que l’eau du robinet est saine, on doit répondre qu’aucun traitement exceptionnel n’a été apporté, peu importe la raison.

– Le Premier ministère et le ministère de la Santé n’ont-ils pas une maîtrise de la communication de crise ?

Malheureusement, aucun organisme public n’est réputé pour sa maîtrise de la communication de crise. Je ne parle pas d’individus qui doivent probablement exister. Je parle du système de management et de sa culture.

Mais attention, il ne faut pas confondre gestion de crise et communication de crise ; beaucoup d’organismes étatiques ont démontré une compétence en gestion opérationnelle, mais lorsqu’il s’agit de bâtir une communication efficace sur cette gestion, c’est là que de grandes erreurs se font. On oublie trop souvent que dans l’opinion publique, les perceptions sont plus importantes que les réalités. Chaque organisme public doit pouvoir compter sur de vrais experts en communication. Chaque responsable doit se faire encadrer dans ses communications. Ce n’est pas une faiblesse ni un aveu d’incompétence, car tous les dirigeants des grands pays et des grandes entreprises se font aider par leurs collaborateurs. Les bonnes prestations médiatiques sont rarement le fruit d’un effort individuel.

– Quelles sont les étapes qu’il fallait suivre pour informer correctement l’opinion nationale dans ce genre de situation et éviter les polémiques et la psychose ?

Que ce soit pour cette crise ou pour toutes les autres crises passées et futures, la première étape est l’anticipation.

D’une manière générale, nous devons travailler sur plusieurs volets : le recrutement, la formation, la mise en place de process de gestion, l’anticipation sur différents scénarios, la préparation de cellules de gestion de crises ou de situations sensibles… L’anticipation permet d’appréhender les crises plus sereinement et avoir une visibilité sur tous les processus en marche. Ensuite, après le déclenchement de la crise, la priorité des autorités sanitaires devrait être d’essayer de comprendre la réalité de la situation : quelle est l’ampleur de l’épidémie ? Quelles sont les certitudes ? Quelle est l’origine du problème ? Quand est-ce que les premières informations fiables seront disponibles ? Précisons que le fait de savoir quand on peut donner une information est déjà une information très importante. Ce n’est qu’après l’obtention des réponses à ces questions et à bien d’autres qu’on peut être en mesure d’informer. Car en situation de crise, plus qu’en temps normal, il ne faut donner que des informations confirmées.

L’entrée en jeu d’alliés, qui portent le message de l’institution en situation de crise, est très importante, surtout quand cette dernière ne jouit pas de perceptions favorables. Mais attention, cela ne veut pas dire qu’il faut se faire défendre par n’importe qui. Nous avons constaté l’intervention de gens qui n’ont aucune crédibilité, ils n’ont fait qu’aggraver les choses.

D’une manière globale, il faut commencer par une gestion opérationnelle efficace, et construire sa communication là-dessus, tout en étant courageux et honnête. Dans une optique plus large, plusieurs ministères doivent contribuer à l’éducation et à la sensibilisation de la population. Il ne faut pas nier que beaucoup de gens ne respectent pas les règles élémentaires d’hygiène.

Ceci dit, il faut arrêter avec les slogans trop prétentieux du genre «l’Algérie a vaincu le choléra», tel que l’a déclaré le président de l’ordre des médecins peu de temps avant la confirmation. Car, comme tout le monde l’a constaté, il suffit que les conditions soient réunies pour que ce genre de maladies soient ressuscitées ! Ce qui est dangereux dans ce genre de déclaration, c’est l’effet boomerang qu’elles causent une fois démystifiées. La situation est très chargée symboliquement ; dans la tête du public, le choléra est une maladie du Moyen-Age, sa réapparition est perçue de ce fait comme un grand échec. Cette dimension symbolique a été négligée dans la communication de toutes les parties prenantes, y compris les médias qui doivent jouer leur rôle de sensibilisation et d’information, et ce, dans le respect de la déontologie.

– Pourquoi, selon vous, les institutions et les entreprises algériennes peinent-elles à communiquer en temps de crise, comme cela a été constaté avec l’apparition de l’épidémie de choléra ?

Ce constat n’est pas spécifique aux situations de crise. Les organisations algériennes négligent et méconnaissent la communication en tant que fonction stratégique. Cela ne se limite pas au secteur public. Même les entreprises privées sont touchées par cette faiblesse. Je pense que cela s’explique par de multiples raisons : la culture du mutisme est très présente, les gestionnaires sont souvent mal ou pas du tout formés, les programmes enseignés sont loin de la réalité de l’organisation, les experts autoproclamés découragent celui qui veut s’appuyer sur la communication comme levier stratégique, l’héritage des années du socialisme pèse toujours sur l’organisation algérienne, la réussite est trop souvent obtenue par des moyens détournés, ce qui annule, prétendument, l’utilité de la communication… s’ajoutent d’autres considérations spécifiques à la communication de crise, comme le déni qui se manifeste par le refus d’admettre sa vulnérabilité, la croyance que ça n’arrive qu’aux autres, le manque d’expertise dans le domaine, un manque dû, en partie, à la faiblesse de la demande…

Comme je l’ai dit, la communication de crise ne s’improvise pas, et quand vous ne savez pas communiquer en temps normal il est impossible de bien communiquer en temps de crise.

– La communication de crise nécessite la présence de moyens matériels importants et des compétences humaines. Les services de communication des institutions algériennes répondent-ils aux normes connues à travers le monde ?

Pour ce qui est des moyens, la gestion opérationnelle des crises fait souvent appel aux ressources habituelles de l’organisation ; par exemple, les autorités sanitaires vont s’appuyer sur leurs personnels qualifiés, sur les laboratoires existants et sur des infrastructures d’accueil déjà en service. Ce qui change, c’est l’allocation exceptionnelle de ces ressources. Maintenant, si on veut comparer la situation de nos institutions avec ce qui se fait dans le monde, nous sommes très en retard.

La fonction communication étant négligée ne reçoit pas suffisamment de moyens et de ressources, c’est pour cette raison qu’on trouve souvent des directions et des services de communication en manque d’effectifs, en manque de compétences et en manque de stabilité. Et quand la composante humaine n’est pas au niveau nécessaire, elle aura forcément du mal à défendre sa fonction en interne et à obtenir des moyens.

*Il s’agissait en fait d’une nouvelle approche formalisée par l’interviewé

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